Tempera de Adalberto Borioli

Le ciel entrevu par la fenêtre s’éclaircit, je regarde les bleus et les blancs des œuvres d’Adalberto Borioli sur un écran, il est à peine quatre heures, la lumière électrique est douce et tamisée. Les seuls bruits viennent de la chaise que je tire ou repousse, du café que je verse puis bois.
Face à ses peintures, je ne visualise pas de formes plus connues comme on en cherche souvent dans les abstractions, un animal ou un lieu familiers, un visage. Devant ces couleurs, j’entends une musique, pas n’importe laquelle, j’entends les derniers moments d’une musique d’Olivier Messiaen, les sons s’espacent, percussions étouffées de tubes métalliques, puis c’est un long silence, une trentaine de secondes, il figure dans la partition, il répond aux bleus de l’écran.
Olivier Messiaen percevait des complexes de couleurs quand il entendait certains accords. Leur association était à la base de ses compositions. Il a noté que le ré bémol suscite l’orangé avec des bandes jaune pâle, rouge et or, d’autres donnent naissance à des arcs-en-ciel entremêlés, des spirales bleues, rouges, violettes, oranges, ver- tes, qui bougent et tournent avec les sons.
Il situe ses premières sensations vers l’âge de dix ans, à la Sainte-Chapelle de Paris, quand les vitraux ont été traversés par le soleil. Quand il a écrit le Quatuor pour la fin du Temps, en plein hiver 1941 dans un camp de travail en Silésie, au stalag VIII-A à Görlitz où il avait été déporté, l’absence de nourriture provoquait des rêves colorés : « Je voyais l’arc-en-ciel de l’Ange de l’Apocalypse et d’étranges tournoiements de couleurs. » Dans le deuxième mouvement intitulé « L’Ange qui annonce la fin du Temps », au piano « ce sont des cascades douces d’accords bleu et mauve, or et vert, violet-rouge, bleu-orange, le tout dominé par des gris d’acier. Ces accords entourent par leur carillon lointain la mélopée quasi plain-chant du violon et du violoncelle. »
Le phénomène que rapporte Olivier Messiaen porte un nom barbare, la synopsie. L’association des sens, audition et vision, était in- tellectuelle alors que chez le peintre Charles Blanc-Gatti, qu’il avait rencontré exprès, elle était spontanée. Il peignait la musique qu’il entendait, dont une série de pastels d’après une œuvre d’Olivier Messiaen et celui-ci y a reconnu les couleurs, celles qui se présentaient quand il composait.
Blanc-Gatti a construit un orgue baptisé l’Orchestre chromophoni- que. Cet instrument diffusait des couleurs basées sur la hauteur du son, les fréquences basses engendraient du rouge, les plus hautes du violet.
Puis il a construit à Lausanne un studio d’animation dans lequel il élaborait des films sur la musique de son Orchestre.
La synopsie spontanée est rare et Charles Blanc-Gatti fait partie de la centaine de personnes identifiées comme ressentant ce phénomène validé scientifiquement et qui se regroupaient au sein de la Confrérie des synopsiques. On ignore quand exactement elle a été créée, Voltaire la mentionne.
Les règles étaient strictes : pour être admis, le phénomène doit s’ex- primer spontanément. Les réunions se déroulaient dans des lieux commémorant de grands synopsiques, fondation Paul Klee, fondation Kandinsky. Les frais étaient entièrement pris en charge par la confrérie.
Certains membres voulaient ouvrir une sous-section pour les synopsiques sous influence de la mescaline ou d’autres drogues plus puissantes comme le LSD. À cet effet, une réunion de la Confrérie s’est tenue à Disneyland après que Blanc-Gatti avait discuté avec Walt Disney à Paris au milieu des années 30, du moins c’est ce qu’il prétendait, car Disney oubliera qu’il lui est redevable quand sortira Fantasia en 1940. Le dessin animé s’ouvre sur une scène écrite sous mescaline : Mickey dirige un orgue de couleur sur la Toccata en ré mineur de Bach. Surgissent sous sa baguette des bleus et des roses, de doux violets.
Un Aztèque figurait aussi parmi les invités. Il a décrit comment la mescaline permet d’entrer en transe et de connaître des états mystiques. Les visions ne sont alors pas de pures visions colorées en réponse à des sons, les objets existants se déforment, se désagrègent, se fragmentent, parfois sous l’effet de chants, de rythmes. Après de fortes dissensions provoquées par ces interventions au sein de la communauté, les conclusions ont été sans équivoque : On ne peut tenir les synopsies secondaires à la mescaline comme pures. La confrérie n’accueillera pas, même à titre de membre cor- respondant un Walt Disney bien qu’il eût apporté sa notoriété ni d’anonymes Aztèques.
Les participants furent remerciés du parc d’attractions californien avec une facture dont le groupe ne se remit jamais complètement. Les réunions se raréfièrent, aucune ne s’est tenue après la Seconde Guerre mondiale.
Le peintre entrera dans un délire qu’on qualifierait aujourd’hui de paranoïde, poursuivant Walt Disney pour plagiat.
Depuis, les synopsies ont fait l’objet d’études scientifiques validant le phénomène rapporté par de nouveaux artistes, selon certains critères, toujours sous la forme d’une association de sons suscitant des visions colorées.
On n’a encore jamais décrit de synopsies suscitées par le silence. Or, c’est lui qui me ramène aux œuvres d’Adalberto Borioli, le silence qui entoure la musique, après celle de Messiaen comme avant celle des oiseaux, Adalberto se lève très tôt. Dans son atelier, il est longtemps immobile, il écoute. À la rigueur, il interrompt le silence qui y règne par une gorgée de café. Il s’avance vers une toile, il observe les couleurs qui sont à sa disposition. Aujourd’hui, il est attiré par des bleus, il les étend, il les fait tourner. Il les étire. Des oiseaux se manifestent, il ne les entend pas, il ajoute quelques touches de blancs teintés de jaune. Il recule. Le soleil apparaît, sa lumière vive frappe la peinture. Il l’a terminée, j’ouvre la fenêtre, il est quatre heures cinquante-deux, un cardinal chante.
