Texte écrit pour un livre d’artiste, Umberto Mariani, à partir d’une de ses œuvres:
Sur la photographie d’une œuvre récente d’Umberto Mariani, le contraste entre les plis de l’ovale central et la surface tendue, telle une feuille d’or qui l’entoure, m’intrigue. Sans que je puisse en explorer les raisons. Et me fige. Je ne perçois rien d’autre.
Depuis plusieurs mois.
Jusqu’à ce que j’apprenne que la matière est une toile de vinyle tendue et que sous les plis, vraisemblablement comme dans certaines de ses autres œuvres, l’artiste a préalablement répandu du sable. Alors son œuvre a vibré et rapidement a résonné avec un lieu sur lequel j’écris depuis plusieurs mois aussi, un lieu vers lequel on converge de toute part, on s’embrasse, on se retrouve un temps, on s’apprête à répéter une pièce.
J’assiste à la projection du film réalisé de ce filage, dans le cadre d’une rétrospective Louis Malle, son ultime réalisation. Le titre m’intrigue, Vanya on 42nd Street (Vanya, 42e rue). Tchekhov et New York n’ont pas de rapport, mais Tchekhov était médecin comme moi et New York en 1994… est encore le New York dans lequel mon père nous a emmenés habiter si longtemps.
Lumières. Silence et fauteuils qui craquent. Longues minutes.
Noir.
La caméra nous conduit entre les piétons de la 42e rue de Manhattan, que j’ai tant arpentée en le traînant pour m’acheter du matériel photographique dans des boutiques hassidiques auxquelles on accédait par des entrées sales, décevantes par rapport aux publicités lues, relues, dans les magazines de photo que j’accumulais, promettant des prix imbattables et que je connaissais par cœur.
Dans la foule, Larry Pine se retourne sur les fesses d’une passante que souligne son mini-short. Il rejoint le metteur en scène André Gregory en l’appelant affectueusement Androushky.
Le film appartient encore au New York que j’ai quitté depuis longtemps, vaguement dangereux aux alentours de Times Square la nuit tombée d’après les histoires, fausses ou vraies, qui couraient entre Français. Nous ne traînions pas tout en étant fascinés par les Noirs et de Portoricains certainement prêts à nous trucider, par les portiers obèses qui, pointant sur des panneaux aux couleurs délavées des créatures de rêve mensongères pour un quart de dollar seulement, nous invitaient à monter par un escalier à la lumière blafarde, à la musique criarde.
Quand Wallace Shawn qui jouera Vanya – avec un y en anglais – apparaît, il mange ce que j’avais cru être un hamburger devant un peep-show fermé à l’angle de Broadway. En fait, si on écoute attentivement les paroles noyées dans le bruit de la rue : « C’est un knish », précise-t-il à André Gregory, plat juif ukrainien que des vendeurs ambulants de coins de rue proposent encore aujourd’hui pour cinq dollars quatre-vingt-dix-neuf ainsi que des hot-dogs et des bretzels géants et mous.
Surtout, ce qui m’emporte à l’intérieur du théâtre avec eux, c’est qu’ils parlent exactement le même américain de New York que moi, celui que je comprends si bien, la seule forme d’anglais que j’affectionne profondément et que je bois comme du petit-lait. Je me surprends alors qu’ils entrent dans le théâtre à répéter à la suite de Wallace Shawn ses phrases avec les mêmes intonations, son accent est mon accent. Tandis que les autres discutent de banalités quotidiennes, Shawn raconte des anecdotes sur le New Amsterdam Theater qu’ils squattent, les sculptures des colonnes sont des personnages de Shakespeare, les Ziegfeld Girls y ont dansé de 1913 à 1927. Puis il a été un temps cinéma pornographique. La scène a été mangée par les rats, les plâtres du plafond tombent. Le sol est couvert de poussière. Après le tournage de Vanya, ce théâtre qui a traversé le XXe siècle sera racheté par les studios Disney, pour y monter des comédies musicales de centaines de millions de dollars, Mary Poppins, après des années de Lion King, prochainement Aladdin avec promesse d’effets spéciaux spectaculaires.
Il reste de ce lieu de Broadway, né avec le XXe siècle, un film tourné durant ses derniers moments, avant le rachat et la rénovation par les Studios Disney en 1994.
La caméra passe d’un acteur à l’autre. Ils avancent entre des débris, se parlent et se dirigent vers le plateau de tournage improvisé, parterre désaffecté du théâtre, on a amené quelques chaises, une table. Ils s’assoient nonchalamment. Un plan s’attarde sur une conversation quotidienne, banale, qui parfois se poursuit hors cadre.
– Ma mère était si différente, elle me rendait dingue, dit Larry Pine, prêt à interpréter mon confrère, le docteur Astrov.
Puis en voix off, la caméra se déplaçant entre les colonnes, il se dit déterminé à faire ce dont il a envie.
– Quelque chose à boire ? lui demande l’actrice la plus âgée aux cheveux bouclés blancs.
– Oh non, non, merci, pas aujourd’hui, je n’en ai pas envie.
Je traduis ici l’anglais comme je le parle et le comprends, en le retranscrivant littéralement, dans un français qui conserve des traces de mon américain. Les sous-titres simplificateurs, mais que je ne peux supprimer, ne correspondent pas
à ma traduction, sont incorrects, j’en ferai abstraction quand je reverrai le film sur mon écran.
– Une petite vodka ?
– (sourire de Larry Pine, le médecin) Pas aujourd’hui, non, je ne peux pas en boire tous les jours, ce n’est pas bon pour moi. Depuis combien de temps se connaît-on tous les deux ?
– Combien de temps ? Laisse-moi réfléchir… onze ans. – Est-ce que j’ai beaucoup changé ?
– Beaucoup ?
– Oui.
– Enormément, je crois. Avant tu étais jeune, maintenant tu es vieux.
En fait, la pièce, insidieusement, a commencé. Une des discussions banales coïncide avec la première réplique – Une petite vodka ? –. Les dialogues sont eux-mêmes traduits du texte russe, puis adaptés dans un américain quotidien de Manhattan par Daniel Mamet. La transition s’effectue sans aucune rupture entre New York et la Russie, entre les acteurs et les personnages qu’ils jouent. Après une dizaine de minutes, un plan du film révèle que le metteur en scène et les autres acteurs sont assis en face d’eux, les écoutant filer la pièce. Fin de ce plan. Les discussions se poursuivent, non, ce sont les dialogues écrits, je me demanderai plus d’une fois s’ils proviennent du texte, tant les phrases sont quotidiennes et plausibles entre New-Yorkais.
Le docteur Astrov, cynique et désabusé, fait encore du bien, plus guère à l’homme dont il s’est lassé, mais à la nature. Il cartographie les zones de déforestation, suit l’étendue des dégâts, la forêt fournit du bois pour se chauffer, du papier pour écrire et fabriquer des livres, il y plante des arbres.
– On m’avait dit que vous aimiez beaucoup les forêts. Bien sûr, tout cela peut être d’une grande utilité, mais n’est-ce pas une entrave à votre vocation véritable ? Vous êtes docteur, non ? – lui demande la femme amoureuse d’Astrov dont il n’apprécie que la beauté plastique.
– J’entends bruire ma jeune forêt, plantée de mes propres mains.
S’il a le choix, il préfère parler à ses arbres, sa plus réjouissante compagnie. Tchekhov me donne le vertige, il a mené de front une double tâche dont chacune suffit à remplir une vie, l’exercice de la médecine et l’écriture, deux états à part entière. Six cent cinquante nouvelles, une quinzaine de pièces, une abondante correspondance, et ce que je retiens de son œuvre, quatre ultimes pièces sont sorties de lui quand la tuberculose avait atteint un stade qui empêchait toute activité médicale. Je me heurte au docteur Tchekhov et aux personnages de médecin dont il truffe ses textes.
Dans les cinq dernières minutes d’une séquence unique filmée en gros plans, la frontière entre dialogues et conversation est à nouveau floue. La lumière est tamisée, Vania et sa nièce Sonia sont très proches l’un de l’autre, éperdument tristes dans le quotidien auquel ils sont revenus. Ils font les comptes de leur domaine.
– Comme c’est dur pour moi, dit-il. Tu ne sais pas comme c’est dur pour moi. Ne pars pas. Mon cœur est si lourd.
– Qu’est-ce que nous pouvons y faire, mon oncle ?… Tout ce que nous pouvons faire, c’est vivre… Nous vivrons une longue suite de jours et des soirées sans fin, répond l’actrice Brooke Smith ou son personnage Sonia, ma confusion est totale. Et nous tiendrons le coup au travers des épreuves que le destin nous enverra. Nous travaillerons sans cesse pour les autres jusqu’à la fin de nos jours. Et quand viendra l’heure de mourir, nous mourrons humblement.
Les autres se détachent de la pénombre, s’avancent vers eux, ils se retrouvent autour de la table sur laquelle sont posés les manuscrits, qu’ils n’ont jamais ouverts, qu’on a oubliés, à l’évidence émus d’avoir traversé la pièce de Tchekhov. Des mains se serrent affectueusement. On n’entend pas ce qu’ils se disent sur fond jazz de piano et de batterie, dans une ambiance de fin de soirée.
Lumières. Bruits feutrés. Jour.
Je quitte le plateau de vinyle plissé en grosses vaguelettes, et dessous, les passions contrariées, les amours retenus, d’autres à venir, mais ailleurs et autrement, en faisant attention à la marche, et je rejoins la feuille d’or tendue tout autour.
« Tout ce que nous pouvons faire, c’est vivre… »
Les trottoirs grouillent d’un autre monde, je marche avec Brooke Smith, sa douceur, son visage en gros plan. Mon appareil photo autour du cou, ma sacoche d’objectifs en bandoulière, je photographie des gens comme on n’en voit nulle part ailleurs devant ce théâtre.
De retour en France, je revendrai tout le matériel et me débarrasserai du cahier orange à dessin dans lequel j’avais collé mes agrandissements couleur. Si je retrouvais les photos, j’en prendrais grand soin, et en même temps elles enfermeraient notre histoire. Désormais, l’œuvre d’Umberto Mariani à mes côtés, je poursuis l’écriture à partir de ce père qui m’accompagnait dans New York.