Retranscrit après une rencontre à la Librairie du Square – Outremont, à Montréal en octobre 2018 à l’occasion de la parution de Ce côté et l’autre de l’océan, puis en février 2020 lors d’une rencontre à la Librairie Gallimard de Montréal lors du lancement de La minute bleue. Régulièrement complété.
Le lien entre médecine, mon métier, et l’écriture s’établit à travers les relations: une expérience humaine très humaine, entre soi et les autres.
Il n’est pas possible de la réduire par une étiquette tel que médecin-écrivain. L’écrivain relève du statut social. Le médecin exerce un métier. Il me procure aussi une discipline de travail et de concentration. Utile contre la tendance à fuir l’écriture quand elle se fait difficile, utile pour ne pas lâcher le sujet une fois qu’il s’est imposé.
À la suite des conflits qui ont traversé les générations qui m’ont précédé (guerre de Prusse de 1870, Première et Seconde Guerres mondiales, guerre d’Algérie), j’ai été amené à écrire sur ma guerre contre le corps malade. D’abord à travers la douleur dans Avant tout ne pas nuire, puis par la guerre d’Algérie de mon père dans Ce côté et l’autre de l’océan.
Ce dernier livre m’a conduit à l’approche plus frontale de la mémoire traumatique du chirurgien dans La minute bleue, et celui-ci de manière imprévue à l’écriture en cours: Chaque texte est indépendant et autonome, bien qu’il ouvre sur le suivant. Un dévoilement du sujet suivant que je découvre à la fin du processus d’écriture de chaque texte, ou dans les suites de son écriture.
L’écriture est initiée par une tension intérieure. La peur d’aborder le sujet, la honte souvent associée sont d’excellents moteurs. Le texte se développe à partir de ma réalité, elle est beaucoup plus riche et complexe que mon imaginaire. Sur certaines de mes réalités, le langage bouscule les représentations établies.
Elle part du corps, le corps des autres, ceux que j’ai soignés, ceux qui participent à la relation au monde, le corps aimé, le corps sexuel, le corps dans tous ses états. En réponse au sujet en cours, mon corps est souvent malmené, parfois dangereusement, d’abord au niveau des doigts qui me servaient pour opérer, siège symbolique des symptômes principaux. Écrire est une expérience physique, elle fatigue, elle épuise, le besoin irrésistible de dormir en témoigne, souvent brièvement, sous forme de micro-siestes de quelques minutes plusieurs fois dans la journée.
Le sujet oscille entre histoire personnelle et Histoire, entre un passé que je ne cherche pas à recomposer et mon présent. Surgissant par courts fragments : ce à quoi conduit l’archéologie des images, objets, gestes, travail initié dans La voix de Paola, qui se poursuit avec des séquences filmées. L’histoire ne se reconstitue pas en comblant les trous par mon imagination. Les segments sont tirés de ma mémoire, depuis l’état où ils y sommeillaient : des fragments au présent, signe de leur vitalité. Puis, le rythme invente de nouveaux sens, l’espace s’élargit. L’écrit se produit alors comme fiction, et tire sa force d’imaginaire de sa fidélité au réel.
La multiplication des perspectives enrichit aussi le réel. À travers la polyphonie, dans le premier livre, Le Toison, puis dans L’enfant secoué. Une addition de points de vue, ces perspectives à partir desquelles on ne voit initialement rien, ces perspectives qu’elles-mêmes on ne devine d’abord pas. Il n’y a ainsi aucune linéarité dans l’écriture d’un texte, sur les diverses couches du texte se développent de nouvelles.
En commençant un texte, je ne sais pas, je n’ai pas envie de savoir où il m’emmène. J’ai appris, même quand je pense ne jamais voir d’issue, à me faire confiance. Le temps effectif d’écriture est imprévisible. Pour Avant tout ne pas nuire, il a été d’environ deux années, mais le sujet était en jachère depuis beaucoup plus longtemps, souvent dans un brouillard ou une nébuleuse. Des tentatives de le sortir de là n’avaient pas abouti, elles constituaient des étapes préparatoires. Puis, de manière imprévisible, parfois en se liant avec un événement de la vie présente, le sujet force la porte de l’écriture et repousse tout ce qui est en cours. D’autres textes surgissent très vite. Qu’importe qu’il me faille deux jours ou cinq ans. À un moment du processus, est chaque fois survenu un phénomène insaisissable, l’équilibre du texte, sorte de miracle joyeux signifiant que le terme approche. Il restera encore beaucoup de phases à traverser, mais l’essentiel est là, sorti, posé.