5h37 à Montréal avec tasse de café pleine: pour ceux qui ont l’esprit clair le matin, et aussi ceux que le matin n’aime pas, pour ceux qui ici ou ailleurs sont en pleine action ou qui contemplent, la phrase de Michel Leiris sur les temps de la vie, de l’écriture, de la lecture qui se rencontrent, se décalent, bondissent, un court extrait, particulièrement inadapté au mouvement du pouce qui, sur écran, balaie de bas en haut les publications Facebook. Je reprends sur le site, plus propice à une lecture lente, cet extrait de Fibrilles :
« Entre le moi que je suis et le moi que j’écris, un double écart se creuse donc : avec ces pages qui grippent et piétinent, folle avance que, sur l’éternel retardataire qu’est le je raconté, prend le je raconteur, entraîné par le cours des choses aujourd’hui plus vite encore qu’hier.Due à ce qu’avant même que la transcription soit achevée la chose à transcrire s’est modifiée, cette impossibilité radicale n’a, en vérité, nulle conséquence pratique dont il faille sérieusement se garder : si l’on a changé, ce n’est pas à tel point que l’image ainsi tracée nous ressemble aussi peu que le reflet renvoyé par un miroir déformant ; d’autre part, un portrait de ce genre n’a pas à imiter l’instantané photographique, puisque c’est à une sorte d’intemporalité que l’on vise plutôt qu’à l’actualité quand on essaye (ce que je fais ici) de définir ses propres traits en s’attachant au circonstanciel pour en extraire ce qu’il enveloppe de constant. Pourtant, malgré ces attendus rassurants, l’inévitable décalage entre le moment où l’on décrit et le moment qu’on décrit peut devenir une dissonance criante pour celui qui, comme moi, ne sait aller qu’au ralenti lorsqu’il s’agit de faire le point en lui-même, de rendre compte des événements au regard desquels il se situe, voire d’établir n’importe quel énoncé où l’effusion lyrique serait hors de propos. Ce que j’écris au présent n’étant que trop souvent du passé largement dépassé, je me vois (non sans malaise) divisé entre deux durées : temps de la vie et temps du livre, que je n’arrive presque jamais – serait-ce approximativement – à faire coïncider.
Obéir à deux mouvements d’horlogerie allant chacun leur train, c’est un peu ce que je ressens. Position d’autant moins confortable qu’au désaccord s’ajoute l’irrégularité de ces mouvements : la vie qui tantôt traîne et tantôt galope malgré la mesure imperturbablement battue par le calendrier, le livre qui se bloque soudain alors qu’il paraissait assez lancé pour arriver vite à son terme. Cela ne serait encore rien si le temps du livre ne se dédoublait lui-même en deux durées : temps de l’auteur, très long quand une page me coûte beaucoup d’heures (voire de journées) de travail, plus court lorsque, par chance, la rédaction n’est pas trop difficile ; temps du lecteur, pour qui l’écoulement des lignes est aussi uniforme que celui du sable dans le sablier, de sorte qu’il se trouve à tout instant décalé par rapport à moi, qui voudrais être saisi au présent – un présent vrai et non de convention – dans toutes les parties de ce livre qui ne traitent pas expressément de choses anciennes. »
Portrait de Michel Leiris par Francis Bacon, à l’image de l’extrait:
