Carnet d’écriture très inactuel, ou hors actualité ou d’actualité permanente concernant le retour à Nathalie Sarraute effectué cet été et qui continue de m’accompagner en écrivant du dur, je ne l’avais pas prévu. Quand l’écriture tombe platement, je reprends ses notes ces temps-ci, elle agite l’intérieur des relations depuis lesquelles j’écris.Ce qu’elle note de la sensation, que je reprends ici (et un jour prochain, ce sera de la métaphore):Le langage signifie.Ces réflexions, ces points de vue que je vous expose ne sont pas basés sur des idées préconçues. Ils se sont dégagés peu à peu de mon expérience. Ils se sont imposés à moi au cours de mon travail.
Les significations auxquelles le langage renvoie n’ont de valeur que dans la mesure où elles sont la source de sensations, où elles constituent le terreau sur lequel les sensations s’épanouissent. Même les idées doivent, elles aussi, être sensibles, soulevées par la passion, gonflées de sensations d’ordre intellectuel dont le langage s’imprègne, qui lui donnent sa qualité de langage essentiel et font entrer l’œuvre dans la littérature (ex. Les Provinciales). Séparées du langage essentiel qui les exprime — et qui leur donne la vie — les idées redeviennent de simples significations, dont le langage brut, non littéraire, peut rendre compte aussi bien. C’est la sensation dont il est chargé, qu’il exprime et qu’il dégage par chacun de ses mots, qui donne au langage littéraire les qualités qui le séparent du langage commun. Le langage n’est essentiel que s’il exprime une sensation. Mais non pas n’importe quelle sensation. Pour que le langage se moule sur la sensation, s’adapte à elle, lui donne vie, encore faut-il que cette sensation soit vivante et non morte. C’est-à-dire: il faut que ce soit une sensation nouvelle, directe, spontanée, immédiate, et non déjà cent fois exprimée. Les sensations déjà connues, rebattues, qui ont déjà fait l’objet de maintes expressions littéraires s’expriment dans les formes conventionnelles: le langage qu’elles utilisent est déjà fixé. Il a perdu la fluidité, la souplesse, la force d’expression, le pouvoir de suggestion, la singularité, la fraîcheur. Pour permettre à ces qualités de se manifester, il faut que le langage s’attache à exprimer, avec tout l’effort que cela comporte et avec toute la passion et la conviction qu’un tel effort exige, une sensation neuve encore inconnue. C’est cette découverte de sensations inconnues, cette vision neuve du monde ou d’une parcelle du monde, qui préserve le langage de l’académisme, de la sclérose dont il est constamment menacé. Elle oblige le romancier à le rendre percutant, à écarter le rideau des conventions, à arracher la gangue des formes mortes qui écrasent la sensation neuve, à s’attaquer à quelque chose d’encore inexprimé qui résiste, et à créer un langage à lui, bien vivant. C’est cet ordre de sensations neuves qui donne au langage littéraire toutes ses vertus. Des vertus dont toute l’œuvre est imprégnée. Elles se dégagent de chaque page, de chaque phrase. Elles sautent aux yeux dès le premier abord.
À une phase d’écriture depuis l’intérieur des sensations, pendant laquelle dans certaines parties les personnages deviennent des personnes, je découvre dans la magistrale biographie de Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt (2005, Gallimard), que Nathalie Sarraute et Hannah Arendt qui avait été profondément marquée par l’œuvre de cette première, ces deux écrivains de l’intérieur, se sont rencontrées à Chicago, à New York, à Paris. Il en reste des traces dans les correspondances, j’aurais aimé assisté au déroulement de leurs discussions « tropiques » (pas de trace de ces rencontres!?!, ou ça m’échappe, dans la biographie de Nathalie Sarraute qui vient de paraître, Ann Jefferson, Flammarion).
Après ça, je retourne dans les mouvements browniens au sein de la relation à écrire, y chercher une direction, un sens.
