L’IMAGE (FIXE OU ANIMÉE) COMME ACTIVATRICE D’ÉCRITURE

À l’occasion de la mise en ligne de photos et textes dans le cadre de

CHACUN.E DANS SA NUIT S’EN VA VERS SA LUMIÈRE

Voici le texte écrit à l’occasion du colloque Réemploi contemporain du film amateur qui s’est déroulé à Nice du 24 au 26 octobre 2023, au sujet de l’image activant l’écriture:

Depuis que j’écris, un sujet a tenté régulièrement de s’infiltrer dans mes textes. Il tourne autour de l’adolescence. Il se nourrit de quelques souvenirs très précis, désagréables, souvent honteux. Ces souvenirs ont un comportement dictatorial sur ma mémoire, ils occultent tous les autres moments de cette période.

L’écriture qui en a résulté était le plus souvent plate et frontale, relevant de souvenirs enkystés, toujours racontés de la même façon qu’oralement. Cette fausse forme autobiographique m’ennuyait d’avance, les récits étaient pétrifiés. Elle me trompait probablement. Je cherchais à dépasser mes souvenirs préfabriqués. Sans succès.

Le sujet était tenace. Aboutissant dans des impasses, j’ai arrêté d’écrire sur lui. Mais, ce rejet imposait de contourner tout un pan de vie, créant des trous dans l’histoire, des trous dans le temps historique, les années soixante-dix et quatre-vingt. 

J’ignorais que des clés me seraient données lors de deux étapes : l’écriture à partir de photos, puis l’accès aux films Super 8 familiaux où l’adolescent, cet autre que j’étais à seize ans, apparaît.

1. Les photos

Vitrail réalisé par Jean-Baptiste, mon arrière-grand-père, de son fils André, mon grand-père, et qui déclenchera l’écriture de La minute bleue

En tant que chirurgien, j’ai une mémoire emplie d’enfants que j’ai opérés. Ceux dont la vie a été en jeu occupent le devant de la scène, tout particulièrement les enfants qui m’ont emmené aux confins de la vie et de la mort, et qui sont passés de l’autre côté. Leurs histoires m’ont irrémédiablement marqué. Elles appartiennent à ce pan de ma mémoire que j’ai qualifié de traumatique quand j’ai écrit à partir de mon expérience médicale. Les scènes surgissaient et s’imposaient au détriment de tous les autres moments, pourtant plus nombreux, avec des enfants qui ont guéris ou au moins été améliorés. 

Les émotions vives provoquaient un complet désordre chronologique et historique.

C’est en recevant des photos d’un enfant que j’avais soigné, des photos de mise en scène de sa maladie, que l’écriture a pris forme (Avant tout ne pas nuire, Éditions Les Allusifs, 2017).

J’ai été guidé par les travaux sur l’image de Georges Didi-Huberman, et son insistance sur la révolution copernicienne opérée par Walter Benjamin il y a bientôt cent ans (Paris, Capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris : Le Cerf). Au lieu d’illustrer un récit par des images, Walter Benjamin plaçait l’image au « centre originaire et tourbillonnant du processus historique » (Devant le temps, Paris : Les éditions de Minuit, collection Critique), au centre de la pensée du temps. Ce renversement de la position de l’image, de périphérique à centrale, suscite le dialogue, le passé vient à l’historien à partir de l’image. 

Tout comme, il est entré dans mon écriture à partir des photos reçues.

Dans un deuxième livre, j’ai abordé l’impact des moments de fin de vie d’enfants sur le personnel soignant. Le sujet s’est imposé d’emblée, mais pas le texte. Je ne sortais pas de la fin physique de la vie. C’est en prenant une photo d’un vitrail qui apparaissait au milieu de la fiction pour en faire le point de départ qu’un nouveau récit a pris forme et que le texte sur la mémoire traumatique a abouti à un livre sous forme d’un roman, La minute bleue (Les Allusifs, 2020).

2. Le film

Séquence Super 8 à l’origine de To love, love, love

Lors de l’écriture de ces deux livres, l’adolescence du narrateur a chaque fois tenté de trouver une place. J’ai écrit amplement sur ce sujet, pour finalement l’enlever du texte, l’approche était trop basique, directement issue de souvenirs formatés, en rupture avec le ton du texte, de sa forme poétique faisant le lien entre mémoire et création.

C’est alors que sont entrés en jeu les films familiaux.

Mon père nous avait souvent filmés, mes sœurs et moi, ma mère aussi, avec une caméra Super 8 quand nous étions enfants. Une fois les films développés et récupérés dans le magasin de photo, il les projetait sur un écran déroulé dans la salle à manger. Nous les regardions en famille. 

Quand l’ère du caméscope est venue, la caméra, le projecteur, l’écran ont été jetés. Ils n’ont pas été remplacés., il n’existe de témoignage filmique qu’avant les années quatre-vingt-dix. Les petites bobines ont survécu. Elles ont été rangées dans une boîte à chaussures.

Pendant longtemps, nous n’avons eu aucun moyen d’accéder à ces films. Puis la numérisation des bandes argentiques s’est développée. Mais nous n’en avions plus particulièrement le désir. Et nous ne percevions plus l’intérêt de ces films que nous connaissions par cœur, ce que nous croyions.

C’est après avoir discuté avec Laurence McFalls, un des fondateurs du projet Open Memory Boxes (« Open Memory Boxes », 2014, https://open-memory-box.de), que l’envie de voir nos films est venue. Il m’a raconté comment des récits avaient été apposés sur des films tournés en RDA, par leurs protagonistes et témoins une cinquantaine d’années plus tard. Ces récits débordaient du cadre strictement familial du souvenir et avaient une dimension politique, historique et au présent, en rendant publics des documents en provenance de l’autre côté du rideau de fer (McFalls, « Open Memory Box. A Box filled with memories », 2023).

La stimulation de nos mémoires devenait soudain envisageable si ma famille et moi, nous regardions nos films. Peu après la fin de l’écriture de mes livres à partir de la photo, une de mes sœurs a ainsi fait numériser ces films Super 8 familiaux par une personne qui le proposait sur un marché. 

Les photogrammes étaient trop petits pour dater les bobines. Les films ont été convertis puis assemblés dans un total désordre chronologique.

Une semaine plus tard, nous obtenions un lien pour télécharger deux heures de film au total.

Je les regardais avec amusement quand ce n’était pas avec ennui. J’avais l’espoir qu’ils ouvrent la mémoire de ma mère et de mes sœurs. C’était avant qu’apparaisse cet autre que j’étais à seize ans et qui m’avait si souvent forcé à écrire sur lui. Soudain, je le voyais se mouvoir pendant une trentaine de secondes, il reprenait vie et provoquait une perturbation émotionnelle forte, contrairement aux photos de lui à cette époque.

Immédiatement après avoir vu cette séquence, j’ai écrit deux pages avec cet autre. Elles allaient constituer quelques années plus tard le début du livre To love, love, love. À tous les temps (éditions Varia, coll. L’aire de jeu, 2023).

Il ne touche pas

Il n’embrasse pas

Voilà ce que me dit cet autre que j’étais à seize ans. Qui vient de faire irruption sur l’écran.

Je l’identifie immédiatement avec ses cheveux bouclés.

Son apparition suscite une tension intérieure vive.

Alors qu’il semble anodin avec son corps gracile et son visage androgyne.

Le malaise que j’éprouve ne provient pas du contraste avec mon corps marqué par les quarante années qui me séparent de lui. Ou pas seulement.

Apercevant la caméra, il se tortille sur une chaise longue. Ses simagrées sont horripilantes. Avant de se réfugier derrière un journal, il me provoque en fixant l’objectif : le regard n’est pas franc, ses désirs le débordent.

Ma sœur a trois ans de moins que moi, donc treize ans quand elle tente de lui arracher des mains le journal. Claire est joyeuse, elle sautille. Son apparition me ravit, mais ne compense pas ni n’atténue mon effarement.

Mes rapports avec lui sont loin d’être apaisés.

Après avoir vu cette séquence, d’autres scènes ont afflué. Elles se déroulaient sous une forme visuelle, quasi cinématographique, même si elles n’ont pas été filmées. Je les ai vécues au présent, comme si elles se produisaient au moment où j’écrivais. 

Cet autre de seize ans me sollicitait sans relâche. Il acquérait un sens nouveau. Je l’ai alors baptisé du nom de guerre, Hippolyte, en référence au demi-dieu de la mythologie grecque qui cherche par tous les moyens à préserver son enfance.

Ce garçon du film et celui que je suis en écrivant sont devenus des personnages, l’adolescent et le narrateur et témoin de ses agissements. La fiction me permettait de m’affranchir des dimensions spatiales et temporelles qui les séparaient. Hippolyte invitait le narrateur qu’il était devenu à le rencontrer dans sa chambre.

Du rejet de cet autre, le narrateur est passé à une situation moins simpliste, le poussant à rechercher quand et comment l’enfant qu’il avait été s’était transformé en cet autre. 

Mais le champ de ce passé était vaste, et je n’avais pas d’idée sur la façon de l’aborder avec pertinence. Je suis revenu aux films Super 8, j’ai regardé les diverses séquences tournées pendant ma petite enfance. 

Dans l’une d’elles, l’enfant de cinq ou six ans boude à côté de ma sœur, trois ans, qui sautille. J’ai décidé, sans trop savoir où j’allais, de me focaliser sur cette séquence de trente secondes pendant une semaine, à l’instar de Daniel Arasse quand il regardait un tableau : au début On n’y voit rien, titre d’un de ses livres dans lequel il décrit comment l’observation longue lui permet de voir le tableau autrement que comme une simple image (Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Paris : éditions Denoël, 2000). 

Des détails de la scène que j’avais négligés ont pris de l’importance chez l’enfant, chez sa sœur et ses parents.

Comme les films coûtaient cher, les bobines étaient de brèves durées, autant de contraintes retentissant sur la façon de filmer. Je me suis aperçu que cette scène était constituée de quatre moments de quelques secondes chaque, filmés les uns à la suite des autres. 

Je me suis intéressé au cadrage, aux brefs temps de latence avant que les personnes se mettent en mouvement, signant la scénarisation imposée par la technique.

Trente-cinq secondes résument le déjeuner de deux ou trois heures, selon quatre temps brefs, comme au temps des premiers films des frères Lumière : la famille avance sur la terrasse (neuf secondes) ; Catherine assied sa fille qui ne tient pas en place (six secondes) ; nous jouons dans le jardin sous le regard de François à table (quatorze secondes d’affilée filmées par Kate qui n’a pas la moindre idée du prix d’une cartouche Super 8) ; Kate sourit (quatre secondes).

Il ne manque que la musique lancinante des cigales.

La scène au restaurant déborde du cadre. De nombreux facteurs s’ajoutent, concernant l’espace, les thématiques, les aspects sociaux et culturels, historiques aussi.

Quand Kate installe la bouillonnante Claire à table, un gilet beige recouvre ses épaules. À la manière de sa mère et de sa belle-mère dans d’autres scènes, elle n’a pas enfilé les manches du vêtement dénommé entre elles paletot. Il glisse. Elle le rajuste. Ses parents pèsent sur ses épaules, à moins que ce ne soit le poids de la famille qui s’est constituée en quelques années (mon interprétation passagère).

Grâce à des photos en ligne, je retrouve l’anse de la Gaillarde, les rochers du film à son extrémité ouest. La courbure de la page est intacte, immuable. Je ne distingue pas de changements de reliefs liés à l’érosion. Les machines ne l’ont pas reconfigurée, mais elles ont couvert les collines qui la délimitent de maisons sans aucun respect esthétique, abîmant « le beau panorama », comme disait Kate qui ne se lassait pas de contempler la mer à perte de vue.

Le fossé entre cette séquence de l’enfant quand il a six ans et celle quand il a seize ans se comble.

À force de regarder la séquence, m’apparaissent aussi des scènes hors cadre, elles n’ont pas été filmées.

Ces images stimulent ma mémoire.

Je découvre quand et comment l’enfant a glissé vers celui qui est cet autre que le narrateur n’aimait pas, vers huit ans, au retour d’un séjour d’une année aux États-Unis.

Une scène se dessine.

Elle n’a pas été fixée sur la pellicule.

Ce n’est pas le moment d’abandonner le garçon qui marche d’un pas décidé. À six ans, je donne la main à Claire. À huit ans, nous nous dirigeons vers la terrasse du restaurant, à l’évidence contents de la retrouver, je ne lui donne plus la main. Entre le café et le dessert, Kate et François ont à nous parler avant que nous allions jouer dans le jardin.

Je les entends :

Il n’est pas normal qu’un frère ne touche pas, n’effleure pas, n’embrasse pas sa sœur.

Un frère et une sœur se font la bise.

Allez, vas-y.

Ils me poussent.

Je résiste.

Claire tend la joue.

Nous t’achèterons le nouveau numéro du Journal de Mickey si tu l’embrasses.

Elle attend, souriante.

Ils avaient prémédité leur coup.

Je m’approche d’elle.

Je m’arrête. Je ne peux pas.

Vas-y.

Ils insistent.

Encore un effort, tu y es presque.

J’hésite, je m’avance, je suis sur le point de la toucher, je recule, je m’avance à nouveau, non, décidément je n’y arrive pas. La suite est confuse. Je cours, ils m’appellent, je me cache derrière un pin parasol.

Hippolyte aux bras raides est là, lui aussi, derrière l’arbre et sur l’écran.

Il est donc advenu entre les deux étés, l’année de ses sept ans, au cours du premier séjour enchanteur aux États-Unis.

Cette interprétation était cohérente avec ce qui ressortait des films et de ma mémoire.

Une ouverture de la pensée et du temps a eu lieu.

L’écriture a mis à nu des liens entre le narrateur et celui qu’il a été. Ils sont plus nombreux qu’il ne l’imaginait. La position du narrateur à l’égard de cet autre s’est modifiée. Il a appris à vivre non plus contre mais avec celui qu’il avait été à seize ans, c’est-à-dire avec le passé qui l’a structuré.

C’est ce qu’a permis l’exploration des films Super 8 familiaux combinée à l’écriture qu’ils ont suscitée.

Mon approche de celui que j’avais été s’est aussi modifiée. À l’issue du livre, des fenêtres sur d’autres champs se sont ouvertes, ceux-là mêmes où l’écriture se poursuit.

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