Puissances de l’art ou La lance de Télèphe —  Bertrand Leclair (éditions MF, 2024): Le mouvement

Effet de miroir du livre de Bertrand Leclair, Puissances de l’art ou la Lance de Télèphe (éditions MF, 2024). D’abord le texte et sa disposition avec les notes procurent une ivresse de lecture. 

Je me suis souvenu du Tramway de Claude Simon et aussi d’un livre de Giorgio Pressburger, Dans l’obscur royaume : les notes y prenaient autant de place que le texte, voire le supplantaient et s’avéraient plus intéressantes que le corps du texte. Ce qui n’est pas le cas ici, texte et notes se répondent en déplaçant sans cesse le lecteur, le sollicitant, le mettant en mouvement, l’essence de la vie.

La lecture n’a cessé de se croiser et d’entrechoquer mes lectures de Nietzsche (du Gai Savoir et de Par-delà bien et mal):

On ne peut défaufiler qu’à savoir comment les fils ont été noués si l’on veut libérer une connaissance nouvelle malgré l’emprise du savoir existant.

Cette recherche à tout prix de « vérité », autour de laquelle j’avais beaucoup tourné autrefois sans trouver de réponse satisfaisante, que Nietzsche remplace par le terme de valeurs. En soubassement à Nietzsche et à la surface Proust et la hiérarchie des arts du temps : littérature, musique et danse aussi, bien sûr, dans cette supériorité sur les autres arts, sachant que Nietzsche écrit ses livres majeurs, insistant sur les mots qui sont faibles et en deçà de ce que contient et libère le corps, la danse étant au sommet. Entre 1882 et 1889 donc soit pendant les années Condorcet, Proust se prépare à donner toute la place aux mots (Joyce non plus n’est pas loin). Il est enrichissant de se reporter à un précédent livre de Bertrand Leclair, Le train de Proust (Pauvert, 2022): le coup de marteau d’un employé de chemin de fer générera l’une des réminiscences majeures du bouquet final. Nietzsche aussi recourt au marteau (Sous-titre du livre Le crépuscule des idoles: Comment philosopher en maniant le marteau, il s’agit du marteau du médecin pour examiner, en l’occurrence les vérités acquises. Ce marteau sert aussi à les casser. Surgit alors à la surface de la mémoire ce qui n’était pas encore connu. Une vérité inédite pour Proust, de nouvelles valeurs pour Nietzsche.

Les œuvres de Nietzsche et de Proust dialoguent ainsi plus de cent ans après leur écriture avec l’auteur de Puissances de l’art ou La lance de Télèphe, pour servir l’art au XXIe siècle, l’art comme poison et remède certes, surtout la création artistique encore et toujours et qui vaut de vivre chaque jour pleinement, y compris quand elle emmène dans les difficultés les plus grandes. Que dire qu’un tel livre est salutaire et qu’une telle ouverture est vivifiante. Le terrain avait été préparé par Débuter, comment c’est (entrer en littérature) (Pocket « Agora » 2019), ouvrant une voie dans la forêt touffue.

Je ne sais si les lecteurs l’auront perçu, mais le mouvement de ce texte a connu une inflexion inattendue en cours d’écriture. J’étais parti pour un bref essai, récapitulatif des points précis en allant dans la mesure du possible droit à mon but: délivrer, mais à la fin seulement, ce que fondamentalement j’avais à dire sur le « ça » du sacré et qui, dans cet ultime chapitre, reste précisément à dire. Entrer dans les phrases de l’auteur, suivre les méandres, atteindre le dernier chapitre intitulé Le « ça » du sacré, c’est faire l’expérience d’une déconstruction qui ne laisse pas dans le désarroi, elle ouvre une place sans frontière au rêve et à la créativité, rejoignant l’ample espace fait de rien de Jon Fosse. « Ça », ce pourrait être un unique mot prononcé dans une pièce de Fosse et qui dit le monde vivant à lui tout seul.

Quelques pépites réjouissantes notées et quelques réflexions venues au cours de la lecture, chaque lecteur aura les siennes: 

— cette phrase de Stendhal : n’ayant rien à lire, j’écris.

— une confrontation de la connaissance et de l’expérience avec la rencontre imaginée avec un ours dans le livre: « Si je ne risque rien à accumuler du savoir sur l’ours polaire, dont j’ai récemment appris avec un plaisir étonné qu’il peut mouvoir ses cinq ou six cents à cinquante km/h (petit frémissement de l’échine), il est indéniable que faire connaissance avec lui sur la banquise est plus dangereux, Il peut me dévisager, aussi bien me défigurer ou me mettre en charpie, et ignorant ou pas j’aurai très vite compris qu’il est inutile de courir, aucun arbre à l’horizon. » L’ours qui est brun au Québec court aussi à 50km/h : sa rencontre n’est pas de l’ordre du savoir mais de l’expérience. Les panneaux accrochés dans diverses forêts sur l’attitude à adopter en cas de rencontre donnent d’emblée le ton : se coucher sur le ventre et faire le mort. J’ai déjà vu des traces fraîches. Les ours sont légion dans les forêts. Les accidents humains sont nombreux chaque année. Si bien que, peu téméraire, j’évitais les bois. La connaissance de l’ours s’accroît instinctivement. Et l’aptitude à la mobilité du savoir est intacte. Ce qui est quelque part rassurant. 

— quand j’étais en math sup, une matière m’avait fasciné : l’algèbre qui, poussé si loin dans l’abstraction, mais jamais gratuite, atteinte par construction mathématique, montrait, démontrait comment toute assertion, toute « vérité » était relative dès que l’on développait, élargissait un univers mathématique, on accédait à des espaces plus larges que les précédents. Plus aucune vérité ne tenait dans l’absolu. Et un des grands jeux consistait à démontrer qu’une valeur considérée comme absolue jusque-là devenait relative depuis un autre espace somme toute.

La lecture de Puissances de l’art ou la Lance de Télèphe, plutôt que susciter un désespoir, est tonifiante, stimulante, sollicite le mouvement, la vie, la créativité, ce n’est pas gratuitement qu’en appendice figure un article de l’auteur publié par ailleurs (AOC, 2023) : À propos de : Paul Valéry, Cours de poétique. Une phrase de cet article, écrite par Bertrand Leclair, est prémonitoire du livre et de la pensée qu’il y déroule : « quelles que soient les lois de la mécanique sociale dont ils s’écartent pour viser à l’inutile, les artistes aussi pensent depuis leur pratique qui est instrument de connaissance, et c’est bien pourquoi leur pensée est puissante, elle est même et très littéralement essentielle, dans notre désert spirituel. »

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