— D’abord, il y a Marguerite Duras.
Rien d’original a priori quand le nom de Marguerite Duras est évoqué: réactions de lassitude, d’exaspération, de déjà vu, les préjugés jaillissent.
Sauf que, en période d’attente et de recherche du texte à tomber sur la feuille, sur l’écran, dans les doigts, lire Marguerite Duras stimule, pousse, mobilise. La lire à nouveau, revoir ses films. Mais, après un temps, elle colle, elle exerce une emprise, alors vite se tenir à distance d’elle avant que les mots soient là.
Marguerite Duras a beaucoup parlé et écrit sur son écriture, jusque dans son dernier livre Écrire. Reprise ici de passages du célèbre Apostrophes de 1984 sur l’écriture:
Du style, je ne m’en occupe pas. Je dis les choses comme elles arrivent sur moi, je fais le geste, mais c’est ça, comme elles m’attaquent si vous voulez, comme elles m’aveuglent. Je pense des mots beaucoup de fois, des mots d’abord, c’est comme si l’étendue de la phrase était ponctuée par la place des mots, et que par la suite la phrase s’attache aux mots et s’accorde à eux comme elle le peut. Mais que moi je m’en occupe infiniment moins que des mots.
Le déroulement de la phrase, ça marche comme ça, ça fonctionne comme ça. L’écriture courante que je cherchais depuis si longtemps, je l’ai atteinte là (avec L’amant), maintenant j’en suis sûr. Et que par écriture courante, je dirais l’écriture presque distraite, qui court, qui est plus pressée d’attraper les choses que de les dire. Je parle de la crête des mots, c’est une écriture qui courrait sur la crête des mots, pour aller vite, pour ne pas perdre. Parce que quand on écrit c’est le drame, on oublie tout tout de suite, et c’est affreux quelques fois.
L’histoire appelait l’urgence, une façon urgente d’être écrite, c’est comme ça que je l’ai ressentie.
Sartre n’a pas écrit. Il a toujours eu des soucis annexes, de seconde main. Il n’a jamais affronté l’écriture pure. C’est un moraliste. Il a toujours puisé dans la société, dans une espèce d’environnement, politique, littéraire.
Blanchot écrit. Bataille a écrit.
Ce n’est pas un jugement de valeur que je porte là.
Il y a des gens qui croient écrire et des gens qui écrivent, c’est rare, très rare.
C’est les livres qui donnent envie d’écrire.
D’être un écrivain, oui, on n’est pas là, quoi. On n’a pas de vie, la vie est ailleurs, c’est un drôle de truc, l’écriture. Pourquoi on se double de ça, on se double d’une autre vision du réel, pourquoi tout le temps ce cheminement de l’écrit à côté de la vie? Et duquel on ne peut absolument pas s’extraire. J’ai beaucoup parlé de ça. et puis je ne sais pas ce que c’est, écrire, je sais pas.
C’est que des fictions mes trucs, mes livres.
— Puis, entre les crête des mots, vient Jon Fosse. Et entre les crêtes, entre les mots, ses silences, les longs silences entre quelques mots, les pauses pleines du monde.
Extrait de Vents forts (2019, Texte traduit du néo-norvégien par Marianne Ségol-Samoy avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale, publié aux éditions de l’Arche sous le titre Vent fort, 2024 ):
LA FEMME
au Jeune Homme
Et maintenant on est ensemble
L’HOMME
Non tu es avec moi
C’est toi et moi
C’est nous qui sommes mariés
Brève pause
Et où est notre enfant
Brève pause
Tu vis avec moi
et c’est moi que tu aimes
et moi je t’aime
LA FEMME
au Jeune Homme
Enfin tu es là
Viens
Elle tend sa main vers lui
L’HOMME
Mais qu’est-ce qui se passe Maintenant
Et pour toujours
Juste maintenant
là maintenant
et pour toujours
LE JEUNE HOMME
Toi et moi pour toujours
LA FEMME
Pour l’éternité
LE JEUNE HOMME
Oui pour l’éternité
L’HOMME
Et maintenant
maintenant
Ils ne peuvent pas être là
pas maintenant
et moi je ne peux pas être ici
pas maintenant
pas ici
à les regarder
maintenant
ici
parce que ce n’est pas comme ça pas maintenant
jamais maintenant
jamais comme ça
jamais maintenant
pause plutôt brève
pas ici
jamais ici
pause plutôt brève
jamais comme ça
jamais maintenant
jamais ici
pause plutôt brève
jamais
jamais maintenant
jamais comme ça
jamais ici
Pause
Jamais maintenant
jamais ici
— J’ai toujours le vertige face au vide, je me raccroche à mes mots, comme je peux, à quatre pattes, la fierté aux oubliettes, et quelque part des mots, mes mots sur la crête, je ne vois pas encore leurs phrases. Silence.