Vouloir écrire (III): entre les crêtes des mots (entre Marguerite Duras et Jon Fosse)

—  D’abord, il y a Marguerite Duras.

Rien d’original a priori quand le nom de Marguerite Duras est évoqué: réactions de lassitude, d’exaspération, de déjà vu, les préjugés jaillissent.

Sauf que, en période d’attente et de recherche du texte à tomber sur la feuille, sur l’écran, dans les doigts, lire Marguerite Duras stimule, pousse, mobilise. La lire à nouveau, revoir ses films. Mais, après un temps, elle colle, elle exerce une emprise, alors vite se tenir à distance d’elle avant que les mots soient là.

Marguerite Duras a beaucoup parlé et écrit sur son écriture, jusque dans son dernier livre Écrire. Reprise ici de passages du célèbre Apostrophes de 1984 sur l’écriture:

Du style, je ne m’en occupe pas. Je dis les choses comme elles arrivent sur moi, je fais le geste, mais c’est ça, comme elles m’attaquent si vous voulez, comme elles m’aveuglent. Je pense des mots beaucoup de fois, des mots d’abord, c’est comme si l’étendue de la phrase était ponctuée par la place des mots, et que par la suite la phrase s’attache aux mots et s’accorde à eux comme elle le peut. Mais que moi je m’en occupe infiniment moins que des mots.

Le déroulement de la phrase, ça marche comme ça, ça fonctionne comme ça. L’écriture courante que je cherchais depuis si longtemps, je l’ai atteinte là (avec L’amant), maintenant j’en suis sûr. Et que par écriture courante, je dirais l’écriture presque distraite, qui court, qui est plus pressée d’attraper les choses que de les dire. Je parle de la crête des mots, c’est une écriture qui courrait sur la crête des mots, pour aller vite, pour ne pas perdre. Parce que quand on écrit c’est le drame, on oublie tout tout de suite, et c’est affreux quelques fois.

L’histoire appelait l’urgence, une façon urgente d’être écrite, c’est comme ça que je l’ai ressentie. 

Sartre n’a pas écrit. Il a toujours eu des soucis annexes, de seconde main. Il n’a jamais affronté l’écriture pure. C’est un moraliste. Il a toujours puisé dans la société, dans une espèce d’environnement, politique, littéraire. 

Blanchot écrit. Bataille a écrit.

Ce n’est pas un jugement de valeur que je porte là.

Il y a des gens qui croient écrire et des gens qui écrivent, c’est rare, très rare.

C’est les livres qui donnent envie d’écrire.

D’être un écrivain, oui, on n’est pas là, quoi. On n’a pas de vie, la vie est ailleurs, c’est un drôle de truc, l’écriture. Pourquoi on se double de ça, on se double d’une autre vision du réel, pourquoi tout le temps ce cheminement de l’écrit à côté de la vie? Et duquel on ne peut absolument pas s’extraire. J’ai beaucoup parlé de ça. et puis je ne sais pas ce que c’est, écrire, je sais pas.

C’est que des fictions mes trucs, mes livres.

— Puis, entre les crête des mots, vient Jon Fosse. Et entre les crêtes, entre les mots, ses silences, les longs silences entre quelques mots, les pauses pleines du monde.

Extrait de Vents forts (2019, Texte traduit du néo-norvégien par Marianne Ségol-Samoy avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale, publié aux éditions de l’Arche sous le titre Vent fort, 2024 ):

LA FEMME

au Jeune Homme

Et maintenant on est ensemble

L’HOMME

Non tu es avec moi

C’est toi et moi

C’est nous qui sommes mariés 

Brève pause

Et où est notre enfant

Brève pause

Tu vis avec moi

et c’est moi que tu aimes

et moi je t’aime

LA FEMME

au Jeune Homme

Enfin tu es là

Viens

Elle tend sa main vers lui

L’HOMME

Mais qu’est-ce qui se passe Maintenant

Et pour toujours

Juste maintenant

là maintenant

et pour toujours

LE JEUNE HOMME 

Toi et moi pour toujours

LA FEMME 

Pour l’éternité

LE JEUNE HOMME 

Oui pour l’éternité

L’HOMME

Et maintenant

maintenant

Ils ne peuvent pas être là

pas maintenant

et moi je ne peux pas être ici

pas maintenant

pas ici

à les regarder

maintenant

ici

parce que ce n’est pas comme ça pas maintenant

jamais maintenant

jamais comme ça

jamais maintenant

pause plutôt brève

pas ici

jamais ici

pause plutôt brève

jamais comme ça

jamais maintenant

jamais ici

pause plutôt brève

jamais

jamais maintenant

jamais comme ça

jamais ici

Pause

Jamais maintenant

jamais ici

—  J’ai toujours le vertige face au vide, je me raccroche à mes mots, comme je peux, à quatre pattes, la fierté aux oubliettes, et quelque part des mots, mes mots sur la crête, je ne vois pas encore leurs phrases. Silence.

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