Quelques notes de 2019, complétées en 2020 et 2021
Sans aucune théorie, ce qui se passe dans l’écriture depuis quelques années: elle se produit principalement par fragments et segments.
L’histoire ne se reconstitue pas en comblant les trous par l’imagination. Les segments sont tirés de la mémoire, depuis l’état où ils y sommeillaient: des fragments de vie. Et entre eux : des moments de rien, de rêves.
Par le rythme, la fiction se renouvelle (Pierre Guyotat). Le rythme invente de nouveaux sens, l’espace s’élargit comme il s’élargit dans le réel. L’écrit se produit alors comme fiction, et tire sa force d’imaginaire de sa fidélité au réel convoqué.
Je remonte de New York par une route dont les abords sont recouverts de neige. C’est la première fois qu’il y en a autant début mars, la tempête a dû être aussi forte que sur le film Super 8 de mon père, réalisé à la grande époque, avant le réchauffement climatique quand il faisait froid comme il fait quarante ans plus tard, mais plus au nord, à Montréal, quand les tempêtes étaient fortes, nous étions alors dans notre Impala Chevrolet, une traction arrière qui patine forcément dans la neige, nous roulions à deux à l’heure, ne distinguant pas les bords de la route 9, nous n’en revenions pas, il ne neige pas autant à Paris, une aventure, une épopée, des voitures sur les bas côtés avaient échoué dans des fossés, mon père était concentré, ma mère avait peur, « Fais attention », disait-elle à tout bout de champ. Nous étions excités à l’arrière. Demain il n’y aura sûrement pas école, les school bus ne pourront pas passer, on regardera les jeux et les séries à la télé toute la journée, pendant que nos amis en France seront obligés d’être en classe.
La prose poétique à laquelle on peut tenter d’accéder, et qui fuit si on y pense, qui ne peut être pensée:
De l’idée, du concept, de la citation, souvent la première couche dans l’écriture (le mal écrit jeté, posé) à la poésie (le cadeau, la surprise dans la recherche, l’impensé, le surgissement imprévu), c’est un voyage effectué dans le réel, que ma mémoire et le présent enrichissent au fur et à mesure de leur sollicitation. Ce voyage, souvent immense, souvent exclusif, pousse à vivre beaucoup, à chercher beaucoup, demande d’être pleinement dedans.
Sans aucune théorie, ce qui se passe dans l’écriture depuis quelques années: elle se produit principalement par fragments et segments. L’histoire ne se reconstitue pas en comblant les trous par l’imagination. Les segments sont tirés de la mémoire, depuis l’état où ils y sommeillaient : des fragments de vie. Et entre eux : des moments de rien, de rêves. Par le rythme, la fiction se renouvelle (Pierre Guyotat). Le rythme invente de nouveaux sens, l’espace s’élargit comme il s’élargit dans le réel. L’écrit se produit alors comme fiction, et tire sa force d’imaginaire de sa fidélité au réel convoqué.
Quelques auteurs, artistes, qui sont passés par ici depuis un mois : Kant, Lévinas, Blanchot, Nerval, Benjamin Fondane, Péguy, Georges Didi-Huberman, Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Ariel Burger, Antoine de Baecque, Chantal Romano Comment et ses fleurs sur sa page, Olivier Debré et ses Nymphéas ci-dessous.

Un investissement de l’imagination ne nuit pas à la réalité. L’imagination n’est pas la fantaisie personnelle ou le délire ou l’identification ou l’empathie. L’imagination (Kant), c’est la faculté de se mettre à distance, la faculté qui nous permet de passer du monde sensible au monde intelligible.
Quand on ferme les yeux, il se passe quelque chose de visuel. Quand on marche dans la nuit, c’est un événement visuel.
L’imagination est une faculté de montage et de remontage. L’imagination remonte. L’imagination donne une atmosphère, une colorisation. Un geste ancien vient compléter un geste contemporain, un anachronisme, un remontage du temps, une imagination poétique et un geste politique.
Mai a quitté Saïgon le 30 avril 1975 dans la panique, avec sa mère et ses frères sur un bateau, dans le vacarme de tirs et des explosions. Je regardais à la télévision américaine en mangeant des donuts les soldats américains qui revenaient du Vietnam, ils sortaient de l’avion militaire, leurs familles les attendaient sur le tarmack. Ils se serraient, s’embrassaient, pleuraient devant les caméras de télé qui retransmettaient à longeur de journée les retrouvailles. Elle avait dix ans. J’avais quatorze ans. Sa guerre était réelle. La mienne était virtuelle, un film ennuyeux et répétitif, des heures durant, jour après jour, je changeais de chaîne, cherchant une comédie ou un jeu ou un dessin animé.
(les images sont dans ma tête)